À l'automne de ma vie

Publié le par François Ihuel

 

Extrait modifié de mon livre "ADHOMO" tome 14

à paraitre en Novembre 2020. 

 

À l'automne de ma vie

Copie d'écran.

D'une vidéo de la Marine Nationale de la frégate D646 Latouche-Treville.

Navire de dimensions semblables à mon navire de guerre sur lequel j'ai servi en 1968/1969, le BLM EE Du Chayla qui git maintenant au fond de la mer d'Iroise.

Les conditions de mer sont identiques.

J'ai passé ma vie à rechercher, sans le trouver encore, l'instant où elle aurait dû s'arrêter pour ne pas en connaitre la suite.

Cet instant si précieux et perdu à jamais, sauf après ma mort, je l'ai vécu en pleine mer sur un navire de guerre alors que dans la pleine jouissance de ma jeunesse j'ai découvert l'immortalité.

C'était au milieu de nulle part, sur un océan déchainé, en Mars 1969, là j'ai trouvé, et hélas perdu, ce que je recherche depuis.

Les éléments m'ont appris à faire partie d'eux-mêmes, ils m'ont appris l'humilité et le respect de cette nature, de la vie, de l'homme, du moins de ce qu'étaient les hommes avant qu'ils ne soient asservis et devenus les plus magnifiques esclaves modernes.

Extrait.

J'adorais la tempête quand j'étais dans la Marine Nationale, sur le Du Chayla, ce navire de guerre, ballotté comme un bouchon de liège dans une machine à laver par les éléments déchainés. C'est grisant la tempête, prenant, ça fait sentir dans tout le corps ce qui justifie qu'on existe, le tangage, le roulis, la pluie et les embruns qui nous cinglent le visage, le bruit du vent, celui des tôles qui grincent de torsion, la mature assaillie par les vents hurle de douleur, le bruit de la tempête dans les mats c'est celui de leurs souffrances d'être si rudement secoués ; puis celui du choc violent des paquets de mer qui cognent la coque, ces coups de boutoirs qui assaillent le navire, la coursive qu'on voit se tordre et se déformer dans un océan démonté, la carène qui tremble à chaque coup de boutoir des vagues, le navire qui plonge en creux et se redresse à la lame haute de quinze mètres, à n'en plus voir le ciel ou n'en plus voir la mer, cette mer bouillonnante de vagues et d'écumes dont on ne distingue plus l'horizon tellement les couleurs du ciel couvert et de la mer en furie se confondent. Pour qui n'a jamais connu c’est une expérience grandiose.

Et puis ces feux de Saint-Elme qui s'allument aux extrémités de la mature quand l'air est saturé et l’ambiance électrique, ça aussi c'est un spectacle à voir. J'ai tellement apprécié ces moments intenses, la nuit au milieu de nulle part, comme j'aimerai y être de nouveau sur mon navire de guerre. En ces moments vécus je n'étais plus un homme mais un dieu, le dieu de l'océan, le maitre du monde, mêlé aux éléments déchainés, faisant corps avec ces monstres du passé que redoutaient tant les marins d'autrefois ; c'est là que le temps s'arrête, c’est à ce moment précis qu'on est en communion avec tous les marins du monde, les morts comme les vivants, on pense à ce linceul éternel qu'est la mer, le plus grand cimetière du monde, on est happé par Poséidon notre maitre, celui qui décide de notre sort. Quand on est confronté aux éléments déchainés on n'a pas peur de la mort, on l'attend comme une récompense, celle de faire partie de cet océan qu'on craint, que pourtant on aime et qui nous fascine. En Juin 1968 au CPER, ce capitaine Rivière de seulement trente trois ans mais déjà si mature à nous instruire, alors que je faisais mon apprentissage de marin à Hourtin, nous ayant réuni face à la mer après une longue marche forcée en tenue de combat complète, sac au dos de trente cinq kilos, fusil et casque lourd, épuisés de marcher dans ce sable, à travers la forêt des Landes, qui envahit et fatigue vite, nous a dit les bonnes paroles, "la mer est notre maitresse, aimez-là, craignez-là, respectez-là."

En mer la nuit, quand je ne suis pas de quart, qu'il fait beau et que j'ai envie de rêver je vais sur le pont du télépointeur au dessus de la passerelle de commandement, là c'est tranquille, devant la première cheminée je m'assois au sol, dos à la cloison qui m'isole du vent créé par le déplacement du navire, je regarde le ciel, le ronronnement calme des machines qui m'arrive par ces cheminées me berce, je scrute les étoiles, on se sent si petit sur notre planète lancée dans l'espace ; ce ne sont déjà plus les mêmes qu'à la maison ces étoiles, on a changé de latitude. Puis je m'imagine ces marins d'antan qui n'avaient que le ciel nocturne pour se repérer, c'étaient de sacrés gaillards ces gars qui avaient des couilles, sans électricité, sans réfrigérateur, sans conserve, mangeant du pain noir ramolli à l'eau de mer en le trempant dans le jus des poissons pour le rendre acceptable, sans radio, livrés aux éléments par la seule force de leur volonté, de leur courage, de leur détermination ; sans machine pour se mouvoir le vent était leur seule survie, à carguer les voiles et meurtrir leur corps pour se soumettre à la mer mais aussi la dompter, n'ayant pour famille que leurs compagnons de mer, ces équipages de gars solides, burinés par le soleil, modelés par les vents et les embruns.

 

S'occuper à bord était vital pour ne pas devenir fou, pour tenir le cap, la solidarité des gens de mer vient de cette solitude partagée, sur un navire on ne fonctionne plus comme à terre, la fraternité est capitale, s'entraider, se comprendre, se supporter, se pardonner, partager le hamac pour deux, se satisfaire en solitaire pour apaiser le tempérament puisqu'à bord il n'y a pas de femme. La toilette inexistante ou alors très sommaire à l'eau de mer, des commodités spartiates à l'extrémité du château arrière, tout en haut à la poupe du navire, le long de la rambarde en bois, évidée pour ça, le cul au-dessus de la mer pour lui rendre de nos entrailles ce qu'elle nous a donné. Puis l'eau fade à boire, rationnée, puis les blessures inquiétantes quand c'est sérieux, les angoisses quand un gars est malade de ne savoir de quoi, puis les morts qu'on confie à l'océan pour l'éternité et qui vont à leur tour veiller les vivants pour les guider vers la côte. Puis encore surveiller la voilure, raidir un cordage ou au contraire lui donner du mou pour détendre une voile mouillée prête à la déchirure, laver le pont à la brosse et pieds nus parce que c'est indispensable, la pêche à la traine avec des filins bardés d’hameçons de fortune, ça évite de piocher dans les viandes salées et séchées, ça permet d'économiser les légumes secs parce que le voyage est incertain, vingt jours ! trente ! peut-être plus si les vents sont défavorables. Ces gars-là sont nos maitres, on les respecte plus morts que vivant parce qu'ils ont tracé la voie, établi des cartes qui nous servent encore aujourd'hui.

 

Je pense encore à eux une fois couché dans ma banette quand je ne suis pas de quart ni à rêver sur le pont alors que la mer est grosse, les sangles me retenant pour n'en être pas éjecté, ballottant de gauche et de droite au gré du roulis, pesant cent kilos ou trente au gré du tangage, je n'entends plus le convertisseur qui bourdonne au-dessus de ma tête, je n'entends plus la chaufferie avant qui ronronne juste sous l'avant de ma couchette, ni le bruit de la vapeur qui siffle en fusant, à travers cette cloison, je ne sens plus l'odeur du mazout qui tangue et frappe alternativement une paroi, puis l'autre, dans les cuves sous mon couchage, je ressens dans ma chair et dans mon âme les vibrations du navire qui geint de tant de tortures, je suis dans la mer, je suis la mer, séparé d'elle par une tôle de seulement quinze millimètres d'épaisseur, j'entends et je ressens les coups de boutoir des vagues agressives venir cogner violemment contre cette coque pour la soumettre. La lumière rouge du poste donne une dimension irréelle, je dors avec ces milliers de marins qui, au fond de la mer, m'encouragent, ces marins du passé qui sont si présents, c'est la communion informelle de ces âmes au diapason de la mienne. Je rêve de voiles, de hunette perchée haute dans la mature, de ces voiles à carguer, de bouts à arrimer, d'aussières à lover autour des bites luisantes de pluie, de cabestans à maitriser, m'accrochant au bastingage pour ne pas être emporté par un paquet de mer, bravant embruns et écumes blanches qui me dévorent le visage, me glacent le corps à travers ma vareuse et mon maillot rayé, puis le sel brulant mes crevasses saignantes de tirer sur ces cordages indociles ou pour les retenir, freinant le guindeau pour ne pas qu'il s'emballe sous le poids et la tension des aussières ou des chaines d'ancres, lovant trois tours sur le cabestan à bander les cordages pour qu'ils ne fuient pas, je suis le maitre du monde, je tente de dominer cet océan déchainé, de me mettre à sa hauteur pour le saluer profondément et le remercier de m'accepter afin qu'il me laisse la vie pour continuer à le braver avec ferveur et respect.

 

Quand la mer est calme c'est au contraire la douceur, la caresse de la vie qui nous fait une fleur, pour nous montrer que si Poséidon se fâche parfois il connait aussi notre valeur, de son sommeil mérité après ces tempêtes il nous offre ce calme apaisé pour qu'on le respecte. Sur fond de rouge soleil couchant on navigue à vingt cinq nœuds, c'est juste la vitesse des dauphins qui nous suivent à une encablure du navire, ils s'amusent de nous voir, de nous suivre, voire à nous précéder comme s'ils connaissaient notre cap, comme pour nous montrer le chemin, leurs cris sont perçants comme pour nous dire bonjour, on les regarde, nous voient-ils ?! dans ce ballet marin ils nous en donnent du spectacle. À l'arrière, dans le sillage blanc de l'écume créée par les hélices, les mouettes criardes nous suivent aussi, récupérant quelques restants de repas jetés à la mer ; certaines se posent sur le bastingage, sans crainte de notre présence et si insolentes qu'aucun marin n'y toucherait, elles sont trop précieuses, elles nous suivent loin en mer, aussi loin que leur capacité de retour est possible, bien après l'horizon alors qu'on pique au cap 260/270, plein Ouest en direction des Amériques. Par ces temps dégagés, le vent faible et l'air pur, on est aussi un autre homme, on se sent étranger au monde des terriens, on est la mer, on est l'océan, on nage de bonheur d'en être de ces hommes qui bravent les océans. Je ne veux plus que ça s'arrête.

 

De mon poste de veille, à tribord de la passerelle, je scrute la mer afin de repérer les navires, les bateaux de pêche qui viendraient à croiser notre route pour les avertir, d'un coup de corne, qu'ils nous doivent le passage parce qu'ils ne nous ont pas vu ; ou alors les objets flottants, parfois il y en a des gros qui risquent de causer des dommages au navire, une coque d'épave retournée qu'on ne voit pas dépasser des flots, un tronc d’arbre à la dérive, ces objets insolites qu'on voit parfois en mer. Là, à tribord de la passerelle de commandement, mon poste de veille, avec mes jumelles, mon bonnet, mon caban de mer, mon chiffon pour essuyer les verres, chauffants pour ne pas qu'ils s'embuent, qui se couvrent d'embruns salés, je suis face à la mer, sur cet océan vaste et sans fin, en route vers mes rêves inassouvis, cherchant à découvrir d'autres mondes sans jamais les trouver pour qu'ils restent des rêves, bravant les vents et les embruns. Ou bien la nuit près des côtes, scrutant les ténèbres à repérer les éclats des phares, connaissant le nom de chacun et son emplacement rien qu'à la cadence de son faisceau ou aux sons de sa corne de brume, là on sait où l'on est. Des éclats du phare de la Vieille on sait les fonds mordants pour les coques des navires, dans le Raz-de-Sein ces roches acérées et assassines qui coulent les bateaux et déchirent les hommes, puis on sait les bancs de sable qui les échouent aux éclats de Cordouan, c'est ça la mer, les signes qui aident à naviguer, à comprendre. J'étais si bien sur mon navire de guerre, oh un petit, pas un gros cuirassé, juste cent trente mètres de long pour dix de large et à peine 4000 tonnes, par contre une puissance de feu d'enfer, canons, missiles, torpilles, roquettes, mitrailleuses, DCA 20 mm, fusils et révolvers, de quoi faire trembler celui qui s'y frotte alors qu'on navigue sur une poudrière de huit cent tonnes de munitions qu'une étincelle peut faire sauter, tuer d'un coup tout un équipage, offrir à la mer quelques marins de plus, huit cent tonnes de munitions ça fait un sacré feu d'artifice, les marins fantômes du Hood qui a sauté en Mai 1941, comme tant d'autres, pourraient hélas nous en instruire. Leurs âmes nous hantent.

 

La nuit, dans ce navire si fin et si maniable, j'avance dans l'éclairage rouge de la navigation, tantôt rejoignant mon poste de veille, tantôt faisant ma ronde des soutes à munitions, tantôt me rendant à la cafétéria ou dans ma banette, je fais corps avec ce navire, je suis lui, il est moi et les autres, un équipage c'est un seul homme aux multiples fonctions, du plus basique marin au plus haut gradé la fraternité est sans égale, en mer l'armée prend une autre dimension, on est presque copains avec les officiers, tout le monde dépend de tout le monde, chacun son rôle et ses responsabilités, les cheveux trop long pour des militaires de terre on les accepte en mer, tout comme la tenue négligée, pas rasé de trois jours parfois ni lavé de même quand la mer est forte.

 

Aujourd'hui il est au fond de la mer d'Iroise mon beau navire, sacrifié pour l’exercice. Quand je ne serais plus là je le retrouverai, on le renflouera pour de nouveau fendre la mer avec mes compagnons du moment, ceux avec lesquels on ne faisait qu'un d'une fraternité sans égale. Puis de nouveau nous irons vers ces rivages lointains, de nouveau nous braverons les mers et les océans pour retrouver à notre tour tous les marins du monde, même ceux des premiers navires d'il y a si longtemps, nous ferons avec eux une grande fête à la gloire des marins du monde, les morts et les vivants, ivres et insolents, bousculant les femmes et tuant quelques hommes pour s'amuser, sur ces iles vierges et inconnues de nos rêves et de nos fantasmes, dans des criques imaginaires et si animées de fêtes, de rhum, de vin et de ripailles, à la gloire de Poséidon nous célébrerons dans l'ivresse l'immortalité de la marine, la fraternité immortelle des marins et la splendeur des océans. 

 

Dans mes rêves de maintenant j'y retourne souvent dans le passé, je sors de ma vie, je suis revenu un bref instant dans la marine, je suis de nouveau un autre encore une fois, ces souvenirs accumulés qui me permettent ces évasions fréquentes ; je ne regrette pas mon parcours chaotique, erratique, corrompu, dissolu mais qui m'a ouvert tellement de portes et créé tellement de rêves, ça m'a beaucoup aidé dans ma vie, ça m'a aidé à tenir devant l'adversité et à combattre les attaques multiples qui m'ont assailli. Ça m'a aidé à surmonter les épreuves, celles qui m'attendaient et que je ne connaissais pas encore. J'aurais tellement voulu ne jamais les connaitre.

 

À l'automne de ma vie

Le chemin de ma vie...

... se terminera à la mer, là ou commence l'autre vie, celle que j'ai connu et que j'attends de retrouver. 

J'en ai vu des choses, j'en ai vécu des situations, des joies, des emmerdes - bien plus que des joies d'ailleurs - j'ai vu le monde se transformer, l'homme s'avilir, le système détruire l'homme, l'avidité soumettre, la puissance de l'argent laminer les êtres. 

J'ai connu des gens bien, j'en ai connu d'autres qui sont de véritables ordures dont quelques-uns sont bien placés ; adulés par ceux qu'ils soumettent ils en redemandent et sont servis de nouveau par les mêmes esclaves de maintenant. Quand on aime son bourreau on lui en redemande.

 Alors si c'était à refaire je signe pour les années de ma jeunesse mais sans aller plus loin, j'ai vu ce que ça donne, j'aurais préféré mourir à vingt ans.

Je plains les jeunes de maintenant, soumis sans discuter, formatés pour obéir et se soumettre, ils ont perdu la fierté, ils ne trouvent plus le courage de se battre pour leurs libertés qu'on leur a confisqué à vie ; la nation est morte d'avoir trop vécu un semblant de liberté, la liberté ça se mérite, ça ne s'offre pas, il faut se battre pour être libre, faire semblant d'être libre c'est admettre qu'on ne l'est plus et qu'on a perdu l'honneur de se battre.

L'illusion de la vie c'est la réalité de la soumission.

J'ai la chance d'avoir vécu le meilleurs sans pouvoir n'offrir aux autres que ce qu'ils ont choisi, la facilité dans les apparences, la prison à vie dans les illusions induites.

Bonne soirée à tous et à très bientôt pour autre chose.

 

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